Gangrène

J’ai lu quelque part qu’il fallait soutenir la recherche dans l’espoir de guérir les blessées médullaires et éradiquer cette gangrène que sont la paraplégie et la tétraplégie. On se fiche de savoir qui a écrit ces propos et où on peut les trouver. Peut-être préciser qu’ils appartiennent à des personnes directement concernées. Ça a son importance. À mon sens, elles sont les seules légitimes à pouvoir les tenir. 

Ce qui m’importe, c’est ce que ces propos véhiculent. Et aussi ce que ça me fait, à l’intérieur, de les lire. Je n’avais pas prévu d’écrire à ce sujet. Mais comme souvent ça s’impose. 

Je ne suis pas heureuse d’être tétraplégique. Ce n’est pas ce que je souhaitais devenir quand à dix ou onze ans je pensais à mon avenir. Ce n’est pas fun d’être paralysée, dépendante. Ni enviable j’en ai conscience. Mais c’est arrivé. Et j’ai trouvé, dans ce chaos qu’est devenu mon corps, des raisons valables de continuer à vivre. 

Je comprends que l’on ne puisse pas. Je comprends que l’on veuille à tout prix être réparé.e. Je comprends que cela devienne un but, un graal, qui maintient l’espoir de redevenir comme avant et permet de supporter le maintenant. Je comprends aussi qu’on préfère être mort.e. 

Je serai heureuse pour celles et ceux qui bénéficieront des résultats de la recherche et qui pourront parler de leur moelle épinière abimée comme on le fait aujourd’hui d’un bras cassé qui s’est consolidé.

Alors pourquoi ces propos m’offusquent-ils (et c’est un doux euphémisme) ? 

Je répète à qui veut l’entendre que le handicap ne me définit pas. Je ne suis pas QUE tétraplégique. 
Pour autant le handicap fait partie de moi. Je suis une femme. Je suis grande. Je suis AUSSI tétraplégique. Ce n’est pas dans mon ADN mais ça me compose. Malgré moi. 

La gangrène est une nécrose d’une partie du corps. Un tissu, un organe, n’est plus irrigué par le flux sanguin. Il meurt. Il pourrit. Il faut couper. Ôter. Empêcher la propagation. 

Je ne me sens pas gangrenée. Je n’ai pas l’impression d’être dévorée par un mal qui me tuerait à petit feu. Je ne suis pas morte. Ni pourrie. Rien ne se propage que je veuille éradiquer. Le flux vital alimente toujours mon immense appétit.

Comparer la tétraplégie à une gangrène suppose pourtant le contraire. Quiconque serait en pleine nécrose voudrait stopper les effets. Guérir. Pour elle, lui et pour les autres.
Jouer avec ce genre d’images permet sans doute d’obtenir de l’intérêt pour sa cause. Mais cela contribue aussi à une vision misérabiliste du handicap et qui érige la validité (au sens de l’absence de maladie et de handicap) en seule existence valable et digne d’être vécue.

Je ne me ressens pas malade. Je n’éprouve pas le besoin ou l’envie d’être réparée. Cette tétraplégie a changé ma vie. Elle ne m’a pas changée, moi. Je sais qui je suis en mon fort intérieur. Et si j’osais je pourrais affirmer, sans romantisme aucun, que la tétraplégie a fait de moi une meilleure personne. L’image que je renvoie et l’interprétation qui en est faite par autrui n’est pas de mon ressort.

Je n’ai pas construit ma vie sur les ruines de mon passé. Je ne suis pas l’ombre immobile d’un moi valide. Je suis sortie du clivage avant/après pour embrasser pleinement le présent. Je suis ici et maintenant.

4 réflexions sur « Gangrène »

  1. Quel texte ! On parle si peu du ressenti des personnes handicapées ou malades ou alors avec tant de victimisation, de pitié. J’ai récemment rencontré une jeune femme en chaise roulante qui monte à cheval à haut niveau. On sentait une telle force chez elle, un tel refus d’être cataloguée, prise en pitiée. Je me sentais toute petite, faible à côté d’elle. Et c’est ce que j’ai ressenti en lisant ton texte : vous avez une force que peu de personnes ont.

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    1. Le handicap oblige à trouver des ressources intérieures pour continuer d’avancer, comme beaucoup d’autres épreuves. C’est ce que les personnes valides voient chez nous et qualifie de force ou de volonté. Et bien-sûr qu’il en faut. Mais pour autant je n’aime pas les termes « leçon de vie » ou « inspirant » (et tu ne les as pas utilisé :-) ). Je ne suis pas exceptionnelle seulement parce que je me lève le matin, je fais avec tout simplement. Mais c’est un autre sujet, il y a tant à dire …

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